Photo-graphismes et morphogenèses digitales

Je suis artiste plasticienne et professeure agrégée d'arts plastiques en Alsace, depuis le début des années 2000. J'ai acquis également la pratique de la céramique qui a orienté et inspiré mes créations graphiques sur tablette et ordinateur. Aussi, le rapport entre les matières naturelles transformables et les formes graphiques, picturales ou infographiques (dessin digitalisé sur tablette ou sur écran d'ordinateur) est vraiment primordial pour moi. Mes productions "photo-graphiques" témoignent de ce lien fondamental, entre trame de l'image numérique et structure de la matière mouvante.

J'ai en premier lieu recours, dans mes "photo-graphismes", à la plus spontanée des pratiques : celle du dessin au stylo ou au crayon noir, dans des carnets de dessin. Ces croquis sont ensuite numérisés, puis retouchés sur tablette numérique avec un stylet. Ce travail à deux étapes est semblable, au plan formel, à celui d'un processus de modelage de formes, une sorte de "façonnage de matrices" un peu comparable au travail de façonnage et de transformation des terres dans la pratique de la céramique. Le choix d'un simple carnet de dessin, facile à manipuler et à transporter, ainsi qu'un style noir à bille fine, parfois aussi quelques collages de papier, permet de traduire la première intuition de la forme, et d'en suivre les cheminements potentiels sur la feuille de papier. L'espace en deux dimensions révèle alors par intuition, au cours du déploiement graphique des figures, un espace "sous-jacent" en trois dimensions perspectives virtuelles. L'espace bidimensionnel de la feuille de papier est, en somme, configurable en un espace imaginaire virtuel en volume.
L'étape suivante consiste en la numérisation du graphique primitif, puis dans la transformation par approximations successives, au moyen du stylet -- lequel offre une très bonne ergonomie --, des formes dessinées spontanément. La cohérence des formes se révèle, à différentes échelles de grandeurs, à travers leur manipulation empirique. Le dessin esquissé initialement trouve par sa transformation logicielle, une sorte d'équilibre visuel instable qui s'inscrit au fur et à mesure sur l'écran de la tablette. Le dessin matériel de base s'étire, se distend, effectue son expansion logicielle plus ou moins chaotique dans les dimensions du plan, de telle sorte qu'il en résulte des morphologies complexes qui rompent avec la géométrie euclidienne de la perspective monofocale.
Arche_topologie_1
 Centrifugeuse_topologie_1
On peut dire, en quelque sorte, que s'affirme une indéfinité potentielle de points de vue (de perspectives), dans un espace tramé ou strié possédant de multiples dimensions, aux antipodes des espaces engendrés par les lois rigoureuses de la géométrie d'Euclide. Le dessin initialement tracé devient un véritable réseau de morphologies imbriquées, révélées par le traitement de l'information numérisée. Les exemples ci-après mettent en lumière ces phénomènes morphodynamiques, analogues à ceux qui régissent les images fractales calculées à diverses échelles de grandeurs.

Coussin_topologie_1
 Dans la pratique de mes dessins numériques, je distingue les dessins de topographies et ceux de figures. Les topographies sont des déploiements de formes dans des espaces de dimensions infinies. Les figures sont des dessins dont on peut cerner la silhouette, des formes autonomes qui contiennent un espace interne, visible par transparence - ou sur écran, par l'action de zoomer sur les détails de l'image. Le regard peut ainsi entrer dans la structure interne de la forme qui évolue suivant un métamorphisme de la matière, vers ses propres profondeurs microscopiques, ou au contraire s'étendre vers des limites imaginées bien au-delà de la feuille de papier. L'écran numérique qui accueille ces dessins devient le support illimité de l'œuvre graphique. Il permet aussi de développer le regard avec une très grande fluidité dans les méandres de lignes courbes, d’y marquer des arrêts et des réordonnancements (ou reprogrammations) infinis.
Sable_topologie_3
Note de carnet _ bassins_d'attraction
Alors que les dessins de topographies suivent une évolution linéaire et tissent les volumes d'espaces paysagers qui se découvrent dans le même temps qu'ils se dessinent, les dessins de figures sont objets de la répétition et de la variation d'un principe formel initial. Ils se répètent intégralement ou partiellement comme des motifs complexes, organisant le rythme de portions de paysages. Ces rythmes sont reconnaissables, identifiables au début du processus, mais se complexifient jusqu'à perdre, par dislocation de leurs parties, tout rapport aux caractéristiques de la forme ayant donné l'impulsion imaginaire initiale. C'est à ce moment que j'arrête la série. Je compare cette limite créative à des processus de transitions de phases*...
 Pois_Figure1

Pois_topologie1
Pois_topologie2
Pois_topologie3
De façon diamétralement opposée, les dessins de topographies semblent s'épuiser quand leur complexité devient trop inextricable. S'opère alors une sorte d'homogénéisation de surface qui empêche d'identifier des lieux déterminés ou des espaces spécifiques. L'application d'une symétrie permet alors de réintroduire un ordre et une fixation des états des morphologies évolutives. Mais ces filtres, très pratiques, de symétrie horizontale ou verticale ont le défaut de figer la figure et d’empêcher l’évocation de temporalités dynamiques. Toutes les formes se retournent froidement sur elles-mêmes sans pouvoir se reconfigurer dans d’autres processus génératifs… C’est pourquoi je m’efforce, à chaque symétrie appliquée, d’introduire des décalages choisis et des hasards calculés, voire même des effacements de l’information initale.  
Trône_symétrie horizontale_1
Trône_symétrie_2
Grappe_Figure_1
Grappe_figure_2
L'usage de calques et de masques de fusion d'opacité variable complexifie encore les dimensions perspectives de ces compositions, observables par strates de graphismes translucides superposées. La transparence ne provient plus alors du tramage graphique, ou du réglage de l’opacité des pinceaux numériques, du moins plus seulement, car elle est alors étroitement liée à la nature d'une image-écran*… (à suivre)

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